Jean-Luc Nancy | Hommage à l’homme Blanchot
à travers les mots passe encore un peu de jour...
Jean-Luc Nancy est philosophe. Dernier ouvrage paru : Au fond des images (Galilée, 2003).
Il nous revient d’entendre « le cri » murmuré par Maurice Blanchot.
Maurice Blanchot il convient aussi d’adresser un hommage qui ne soit pas seulement destiné à l’écrivain et au penseur. Un hommage qui se tourne vers celui qui rendit l’un et l’autre possibles, qui leur consacra son existence, qui se donna la double charge de laisser sa place et de prêter ses forces à l’exercice de l’écriture ou au travail de la pensée.
Celui-là, on peut dire que c’était l’homme Blanchot. Mais ce n’était pas pour autant cet homme dont on aurait voulu, dont on voudra bientôt scruter la face cachée, « privée », l’humanité singulière et fragile, hasardeuse et insignifiante. Ce n’était pas cet homme « trop humain » (ou surhumain) dont la curiosité voudrait se délecter. L’homme qui retira sa vie dans une réserve dont on trouvera peu d’exemples soustrayait ainsi à l’attention l’humanité en lui qui aurait pu constituer par elle-même une fin et un absolu, l’humanité de l’humanisme anthropothéologique (ainsi qu’il l’a presque écrit).
Ce n’était pas pour installer à sa place la figure imposante du penseur ni la posture avantageuse de l’écrivain. Sans doute est-il toujours possible, ou du moins tentant, de mener l’analyse dans cette direction, mais pour finir il faut dépasser aussi ce registre. Il le faut parce que la fin aura été elle-même si retirée qu’elle n’aura pas permis de dialectiser en apothéose la vie obstinément recluse.
Aucune gloire future ne pourra opérer ce retournement. Mourant dans le retrait, Blanchot a prolongé dans la mort le retrait de sa vie. Il en a gardé le dépouillement, sans le dramatiser plus mais sans rien céder sur sa simplicité linéaire (sur sa « ligne de vie ») ni sur ce qui, par elle, confine à la pauvreté et à l’anonymat. Cet évanouissement de la « figure » peut avoir eu tous les mobiles et être passé par tous les affects imaginables : précisément, il ne s’agit pas d’imaginer.
Il s’agit de considérer le fait que Blanchot dans sa mort a tenu et tient tendu pour nous ce mourir dont le mot définit chez lui le travail désoeuvrant de l’écriture et de la pensée : « mourir », passer sans relâche à la limite du sens signifiable, laisser ainsi s’illimiter la finitude sans pour autant se la réapproprier. Dénouer l’humanisme anthropothéologique pour laisser entendre ce qu’il nommait un jour « l’humanisme du cri » (cri ou murmure, précisait-il). Il nous revient d’essayer d’entendre le cri murmuré par Blanchot.
L’écrivain, le penseur, ne détient pas d’autre pouvoir, ni n’assume d’autre importance que dans l’indication fugitive de ce cri qui nous fait et qui nous défait. Mais c’est nous, c’est bien nous tous, écrivains ou pas, qui le crions et qui le murmurons dans nos vies quotidiennes. Ces vies sont retirées à toute Épiphanie, elles sont banales - elles sont communes aux deux sens du terme. Elles ne sont pas « significatives » mais elles ne sont pas non plus « insignifiantes ». Chacune, seule, et toutes ensemble modulent le cri murmuré. C’est celui de la vie et de la mort, de la-vie-la-mort jamais choisie, limite de tout choix et de tout supposé sujet, mais commencement de ce qui, par chance, échappe au sujet, qu’on l’appelle désir, rêve ou pensée. N’y a-t-il pas nécessité de penser cela, aujourd’hui, à nouveau ? C’est ce que Blanchot nous demande. Mais à tout le moins devons-nous reconnaître que la mort de Blanchot aura été, plus que conforme, congruente à la mort selon Blanchot : la mort de l’homme et sa pensée de la mort greffées l’une dans l’autre, l’une pour l’autre généreuses. Ni la mort, pour finir, ni la vie, mais un infime éclat pâle de sens - un blanc.
Blanchot écrit : Acceptes-tu, en tant que moi, de te tenir pour problématique, fictif, cependant ainsi plus nécessaire que si tu pouvais te retourner comme le cercle sûr de son centre ? Alors, peut-être, écrivant, accepteras-tu comme le secret d’écriture cette conclusion prématurée quoique déjà tardive, en accord avec l’oubli : que d’autres écrivent à ma place, à cette place sans occupant qui est ma seule identité, voilà ce qui rend un instant la mort joyeuse, aléatoire. (L’Entretien infini, p. 458).